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L’hommage à Albert Camus d’un de ses lecteurs redevable

Article du combat syndicaliste régional Aquitaine

I

A l’occasion du cinquantenaire de la mort d’Albert Camus, c’est la débauche littéraire dans les kiosques avec des suppléments consacrés au « Saint Homme » pressenti pour un box au panthéon. En janvier, les soirées sont longues et les suppléments littéraires, brochés ou très bien collés se succèdent. Cette année, nous aurons droit à Darwin (ou c’est à n’y rien comprendre), à Tolstoï, Marc Twain et peut-être à la « semaine des barricades » à Alger, mais faut pas rêver quand même. En ce qui concerne Camus, la grosse artillerie de la presse officielle profite d’un début d’année morose pour nous proposer quelques perles éditoriales[[Très étonnant, « Libé » a oublié de s’y mettre ! Je contacte de ce pas Rotschild et Joffrin.]].
Il y a tout d’abord « le Monde » qui publie un portrait de Camus signé BHL. Mais le brave philosophe télévisuel n’a pas tout compris, et voit dans la pensée de l’écrivain comme « le principe d’une gauche moderne, dégrisée et, pourquoi pas mélancolique », bref, un social-démocrate assumé. Le « philosophe  BHL» (même pas philosophe de terminale contrairement à Camus qui ne le serait pas, mais ça se discute, puisque BHL le fait dans son portrait!) déverse ensuite sa science de la fumée pseudo-intellectuelle en convoquant des intellectuels de l’époque qui n’ont strictement rien à voir avec l’œuvre de Camus et ce qu’il fit comme métier (sans doute pas philosophe médiatisé comme lui, mais artiste et journaliste[[Camus était un « vrai « journaliste qui aimait autant sinon plus traîner au marbre qu’en salle de rédaction, qui connaissait les impératifs techniques de la presse. Quant au théâtre, c’était une vieille passion qui ne l’a jamais quitté. (in Lou Marin, voir plus bas)]]). C’est assez énervant quand on apprécie l’œuvre d’un auteur que l’on tient pour honnête, de lire un pédant qui n’a rien compris à l’Evidence (par exemple d’une rupture avec Sartre ou même avec Breton[[Dans un lettre à René Char, son ami, il parle de cette polémique comme d’une « actualité bien parisienne, toujours aussi frivole et lassante » (Correspondances, 1946-1959, Gallimard)]]), convoquer des références absconses et très secondaires… Le dédain de BHL pour le théâtre d’Albert Camus rend bien compte de sa préférence pour la comédie de boulevard. Le plaisir que Camus avait à construire une œuvre « ensemble », avec des comédiens, des techniciens, échappe totalement à ce jet-setter médiocre. Quand on connaît la malhonnêteté foncière et la vénalité de cet écrivailleur, on s’étonne tout de même qu’un journal ait pu lui confier le portrait d’un homme réputé pour sa grande honnêteté intellectuelle et son désintéressement!

II

Hors le portrait de type « publi-information » de BHL, il est fait état des relations que Camus entretenait avec les anarchistes de l’époque et avec les syndicalistes révolutionnaires espagnols (sic) exilés au travers d’un article-lettre de M. Onfray au président de la république. Sans trouver inconvenante la proposition panthéonesque de M. Sarkozy, il compare encore une fois les actions et la pensée de l’un avec celles de l’autre. C’est facile, d’évidence, et on a déjà donné avec BHL qui est de gauche.
Dommage que l’hommage rendu à Camus dans le Monde Libertaire par Fernando Gomez Pelaez, alors directeur de Solidaridad Obrera, organe de la CNT espagnole en exil, et très éclairant quant à la personnalité de Camus soit obéré:  « C’était un caractère débordant de franchise et sans la moindre hésitation (…) Puisque autant pour les campagnes d’aide- celle de la grève générale de Barcelone-, pour l’agitation- le cas des militants anarchistes condamnés à mort-, pour la protestation- celle qui précéda l’entrée de l’Espagne à l’UNESCO- Albert Camus fut toujours le premier, le véritable, l’indispensable animateur. ». Ceci permet de situer l’homme dans sa connivence avec un mouvement et sa fidélité à celui-ci. C’est dans le supplément de « Télérama » consacré à l’écrivain et dramaturge que l’on apprend aussi de la bouche de sa fille Catherine que « les libertaires ont toujours été fidèles à Camus à une époque où beaucoup lui crachaient dessus, et (qu’) ils l’ont toujours respecté sans chercher à se l’annexer ».
Sinon, tout cet hommage de librairie pue l’image d’Epinal au service du « génie français », avec ce duel « fratricide » entre Sartre et Camus, nos « grands philosophes »du siècle dernier. Comme l’histoire va vite ! N’ayant jamais fait de philo à l’école, je ne comprend pas tout à ce débat…Il y a Sartre qui ressemble beaucoup aux curés de mon enfance et Camus qui est doux à lire et à comprendre, qui ne prend jamais rien de haut. Il y a « l’Existentialisme » compliqué et fastidieux à comprendre d’un côté et de l’autre des récits qui donnent à réfléchir et à douter toujours. Qui sont doux à se réciter, comme des poèmes.
On veut nous donner l’impression que Camus n’existe que parce qu’il y a Sartre. Et Sartre, c’est pas de la merde, c’est un philosophe qui a écrit plein de livres, que plein d’étudiants sont obligés de lire. C’est un homme à la mode surtout : il s’est toujours trompé. Un mec qui prend parti, honnête peut-être, mais un peu binaire. Un homme qu’une vieille chanson anarchiste peut illustrer : «  (…) C’est reculer que d’être stationnaire, on le devient à trop philosopher (…)».
Alors que répondre aux exégètes du récit d’un combat entre l’aveuglement érigé en système de l’un, et le tâtonnement de l’autre qui part du réel pour aller vers l’idée et retourner sans cesse au réel ? Quel point commun peut-il y avoir entre une vision philosophique du réel déformée par des prismes théoriques et une vision qui passe tout d’abord par l’œil, et la conscience de l’imperfection de cet instrument ? Réduire Camus à un opposant à Sartre, mettre seule en exergue une opposition entre un amateur de foot et un agrégé, un moche et un beau, un jeune éternel et un vieux définitif, c’est salir la mémoire d’un homme que j’aime pour ce qu’il a fait et surtout pour ce qu’il a écrit. C’est salir également d’une certaine façon la mémoire de Sartre qui n’était pas que laid.
En 2008, lou marin a publié un ouvrage aux éditions Egrégores, « Camus et les libertaires [[Lou Marin, « camus et les libertaires (1948 – 1960), égrégores éditions. Disponible à la bibliothèque de l’UL de Bordeaux.]]». Elle nous y livre de nombreux textes éclairant les relations de Camus avec les anars de l’époque dans l’après guerre, avec le stalinisme, le franquisme, la décolonisation ou les luttes contre la peine de mort ou pour l’objection de conscience[[Dans une correspondance avec Lecoin, on apprend que la très grande majorité des objecteurs (presque tous…) sont des témoins de Jéhovah ! Ils ont donc lutté pour libérer des hommes au nom de la liberté et de la justice, au-delà de toute construction intellectuelle ou philosophique, dans la plus pure tradition anarchiste (cf. l’affaire Dreyfus)]]. Dans une réponse à Leval, paru dans le Libertaire[[Il s’agissait d’une mise au point de Leval concernant Bakounine, mal traité il est vrai dans « L’homme révolté » de Camus. Cette discussion mit les choses au point : Camus avait mélangé les époques en ce qui concerne les écrits de Bakounine, mais surtout, il voulait prendre la mesure du danger du nihilisme chez un « révolté » qu’il admirait et, écrit-il, qui « l’habitait ». Cette discussion entre les deux hommes est lumineuse d’érudition, de réflexion et de tolérance.]], il termine son article en espérant « avoir servi la pensée libertaire dont je crois que la société de demain ne pourra se passer ». Fils de pauvres, jamais réellement admis dans le cénacle des intellectuels parisiens, il avait plus de choses à partager avec les ouvriers de la typo qu’avec les journalistes, coups de rouge et chansons débiles compris. Le livre de Lou Marin nous donne surtout l’image d’un Camus ébloui par la révolution sociale et libertaire espagnole de 1936 malgré les excès que toute violence s’expose à créer. Il nous donne à lire son admiration exagérée pour la morale anarchiste dont Kropotkine n’avait donné que les prémisses, et l’on peut dire que dans un sens, il l’a, « un peu mieux » fondé.
Le beau gosse, sujet aux pires crises d’angoisse, le fils d’une mère illettrée et aimante et d’un père assassiné trop jeune par la guerre, le prix Nobel de littérature qui n’accepta jamais l’idée qu’une dictature puisse être meilleure qu’une autre, fut aussi des combats de l’époque contre le franquisme et le stalinisme, la peine de mort, la guerre et le terrorisme, pour l’objection de conscience auprès de Louis Lecoin.
Le supplément du Figaro, qui semble le mieux documenté et le plus honnête ( !) insiste sur la capacité de Camus à douter de lui-même[[Sa fille écrit : « Il disait que s’il devait appartenir à un parti, ce serait le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d’avoir raison »]], et à reconnaître ses erreurs comme ce fut le cas dans cette polémique avec Mauriac, concernant l’épuration. « Saint François des Assises » comme l’appelait le Canard Enchaîné, implorait le pardon pour les collabos, Camus parlait de justice. Voilà un échange éditorial, certes moins vendeur mais de plus haute tenue que le pseudo match Camus – Sartre ! Les deux écrivains y parlent d’Humanité et en fin de compte, à un dieu près, à une génération près, se retrouvent sur l’essentiel.

III

On pourra toujours polémiquer sur l’attitude de Camus concernant la guerre d’Algérie. Il me semble que Camus était un artiste qui écrivait de très beaux récits dans une langue étourdissante de sonorités. Ca devait être un homme sensible : on ne décrit pas Oran comme dans « La Peste » sans une harmonie totale de ses sens visuels, olfactifs, gustatifs, auditifs et le vent-ou son absence, qui laisse brûler la peau. Sans l’exercice d’une mémoire sensitive, sensuelle. On ne parle pas, dans « L’Etranger », parce que c’est parlé, « d’étoiles et de signes » si l’on ne veut pas donner à voir une image incongrue et pourtant évidente. On ne s’humilie pas, on ne délire pas, on comprend que l’on est si semblable et si différent de Caligula comme du juge-pénitent. Et l’on sent autant qu’on le sait, que le pouvoir rend fou, qu’il y a des choses à la fois nécessaires et injustifiables. Et que ce qui est fait- ou pas fait- n’est plus à refaire.
A propos de la résistance, Camus écrivait qu’elle avait plus rendu service à la littérature que la littérature n’avait rendu service à la résistance. La littérature y avait appris le prix des mots. Ca n’est pas se tromper que de refuser de choisir entre deux erreurs. Il n’y a eu dans l’attitude de Camus aucun doute : la tragédie algérienne existait et cette idée de violence, à la fois nécessaire et injustifiable impliquait une solution que les manuels, marxistes ou colonialistes ne donnaient pas mais qu’il entrevoyait, lui dans le fédéralisme et la collusion des blancs et des arabes de basse condition (de même classe, mais il n’aimait pas ce mot).Certains n’ont jamais compris cette terrible phrase dans laquelle il dit préférer sa Mère à la justice. Sa mère, pardon, à la Justice. Ici, tout est affaire de typographie, et en journaliste sérieux, il avait dû mettre les bonnes majuscules (mais à l’oral, ça ne s’entend pas). Au-delà de ce que BHL et les autres d’ailleurs ont voulu lui faire signifier dans le contexte de l’époque –mettre dos à dos colonialisme et terrorisme- cette phrase parait lumineuse à tout libertaire. Comme il l’écrit dans « L’Homme Révolté » : « Que la fin justifie les moyens, cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? A cette question que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens ». Aucune idée jamais ne mérite une guerre chantait Brel.
Que serait une Justice assassinant une mère innocente dans un tramway au nom de la Liberté?
Pour le plaisir que j’ai eu à te lire, compagnon, et parce que je me dis parfois que ce prix Nobel, qui consacre habituellement l’ensemble de l’œuvre d’un proche mourant, on te l’a donné pour bien te dire que c’était fini les conneries maintenant, qu’il fallait tenir le standing, un peu comme dans la chanson de Brassens[[« la légion d’honneur »]], je t’envoie, Bébert, mes meilleurs vœux pour le cinquantième anniversaire de ta mort. Je sais : c’est absurde !