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« Las cajas de Amsterdam » (les caisses d’Amsterdam) ou le périple des archives de la CNT-AIT à travers l’Europe et le temps 

Margaret Michaelis et Kati Horna, deux photographes dans la guerre d’Espagne : conférence de l’historienne espagnole Almudena Rubio Pérez

à partir du matériel retrouvé dans les caisses d’Amsterdam

Voici une synthèse de la conférence à laquelle j’ai assisté le 21 février 2024.

« Las cajas de Amsterdam » (les caisses d’Amsterdam) ou le périple des archives de la CNT-AIT à travers l’Europe et le temps :

À la fin de la guerre d’Espagne, quand Barcelone tombe (fin janvier 1939), la CNT-AIT enferme ses archives dans des caisses à destination de l’Institut international d’histoire sociale, ouvert en 1935 à Amsterdam pour recueillir la mémoire ouvrière et mettre à l’abri les documents menacés par le fascisme.

Ces 48 caisses en bois transitent par différents pays de l’Europe en guerre et arrivent à destination en 1947 ! Elles ne sont ouvertes qu’après la mort de Franco (en 1975) car, sous la dictature, la CNT-AIT vivait dans la clandestinité.

En 1979 et 1983, des militants de la CNT occupent les locaux de l’Institut dans le but de récupérer les archives. En 1984, un accord est signé : la CNT est bien reconnue propriétaire des « caisses » mais, comme elle ne dispose pas d’un espace adapté et sécurisé, les archives restent à Amsterdam où elles peuvent être consultées. Des microfilms sont réalisés et envoyés à la Fondation Anselmo Lorenzo de Madrid.

En 2015, l’historienne espagnole Almudena Rubio Pérez se rend à Amsterdam et explore des archives encore inédites : il s’agit de documents de propagande de la CNT, dont de nombreux clichés pris par deux photographes : l’Autrichienne Margaret Michaelis et la Hongroise Kati Horna. À partir de ce matériel, Almudena Rubio réalise une exposition sur le travail photographique de ces deux femmes pendant la guerre d’Espagne. Les villes de Madrid, Huesca et Valladolid ont accueilli cette exposition.

Le 21 février 2024, à l’université Michel Montaigne de Bordeaux, Almudena Rubio donne une conférence qui reprend son travail et explique surtout celui de Margaret Michaelis et Kati Horna. Elle illustre son propos en projetant de nombreuses photographies.

Margaret Michaelis et Kati Horna :

Toutes deux étaient juives, militantes antifascistes, femmes indépendantes. Il n’est donc pas étonnant de les retrouver au début des années 30 à Berlin, là où s’exprimait activement le mouvement d’émancipation des travailleurs. Évidemment, quand Hitler arrive au pouvoir, elles doivent fuir l’Allemagne. Leur militantisme et leur métier de photographe les conduiront en Espagne, mais pas au même moment.

En 1933, Margaret quitte Berlin pour Barcelone où, dès 1934, elle ouvre son propre studio photographique. Elle est donc déjà sur place avant le coup d’état des 17 et 18 juillet 1936 contre la République.

Après son départ de Berlin, Kati Horna retourne à Budapest, puis s’installe à Paris. Au début de la guerre d’Espagne, elle reste à Paris où elle travaille pour la publication L’Espagne antifasciste. Elle part pour Barcelone en janvier 1937.

Ce décalage est important pour comprendre que, si elles ont toutes deux activement participé à la propagande de la CNT, leurs photos ne témoignent pas de la même époque.

À Barcelone, Margaret assiste à la révolution impulsée par les anarchistes et anarcho-syndicalistes. Après avoir mis en échec le coup d’état des nationalistes, les anarchistes se lancent en effet dans une expérience révolutionnaire qui se traduit notamment par :

– l’abolition des classes sociales et la prise en charge de tous les secteurs d’activité par les travailleurs ;

– la nouvelle école mixte qui s’appuie sur une pédagogie active laissant une large place à l’expérimentation et à la parole des enfants ;

– l’égalité entre les hommes et les femmes.

Margaret documente cette révolution à travers de nombreuses photos qui montrent des ouvriers travaillant en auto-gestion, des crèches installées dans les entreprises, des écoles nouvelles… En plus du processus de collectivisation, ses photos témoignent aussi de l’ambiance dans la rue : l’élan révolutionnaire éclaire les visages, transforme la vie et la ville, s’affiche partout avec le sigle CNT dont l’esthétique est sans cesse renouvelée.

En octobre 1937, Margaret accompagne Emma Goldman en Aragon, sur le front.

Un album réalisé par la CNT réunit des photos prises par Margaret, Capa et Seymour.

Kati Horna arrive à Barcelone en janvier 1937, alors que le mouvement révolutionnaire est en déclin. Elle devient photographe officielle de la CNT et, à ce titre, touche un salaire. Elle réalise plusieurs reportages destinés à contrecarrer la campagne de propagande et de diffamation lancée par Franco contre les antifascistes, en particulier contre les anarchistes de la CNT-FAI. Par exemple, pour répondre à la propagande fasciste contre les brûleurs d’églises, elle photographie une église intacte, mais expropriée et transformée en atelier de charpentier au service de tout un village. Elle réalise un album de photomontages qui reprend les thèmes de la propagande fasciste pour les démentir chaque fois par une photo.

Un de ses photomontages, intitulé « La femme espagnole avant la révolution », représente un visage féminin qui se confond avec la façade d’un édifice : l’œil est emprisonné derrière la grille d’une fenêtre.

Kati se rend aussi sur le front, à Huesca, où elle photographie les tranchées et des miliciens. Cependant, elle ne les saisit pas au combat : ils posent pour elle.

À ce propos, Almudena Rubio a souligné la différence entre la démarche de Margaret et Kati et celle d’une autre grande photographe de la guerre d’Espagne : Gerda Taro. Gerda Taro et son compagnon Robert Capa avaient choisi de travailler sur le front : ils recherchaient la tension de l’instantané. Margaret et Kati restaient la plupart du temps à l’arrière et documentaient les changements sociaux liés aux actions de la CNT. Autre différence : Gerda Taro et Robert Capa publiaient dans des revues étrangères à large diffusion (y compris auprès de la bourgeoisie) tandis que les photos de Margaret et Kati Horna paraissaient dans des publications anarchistes comme Umbral et Solidaridad obrera.

En conclusion, cette conférence m’a marquée sur plusieurs plans. D’abord, j’ai rencontré une jeune historienne passionnée et passionnante, ce qui nous permet d’envisager sereinement l’avenir de la recherche. Dans une optique très différente, j’ai été touchée par la lucidité de la CNT et sa volonté de sauvegarder ses archives. Enfin, je retiens que le travail photographique de Margaret Michaelis et Kati Horna illustre et authentifie cet épisode encore largement ignoré et souvent caché de l’histoire du prolétariat : l’expérience révolutionnaire qui a eu lieu en Espagne dans les mois qui ont suivi la mise en échec du coup d’état fasciste des 17 et 18 juillet 1936. Et je termine sur l’intervention de mon amie Trini, fille d’anarchistes catalans. À la fin de la conférence, Trini a pris la parole pour nous dire l’émotion et peut-être aussi la joie qu’elle ressentait en regardant les photos de Margaret et de Kati : elle y retrouvait en effet la lumière dont sa mère et sa grand-mère parlaient en lui racontant la révolution. Les mots de Trini, comme les photos de Margaret et Kati, donnent de la chair et de la vie à l’espoir révolutionnaire mis en chantier par des travailleurs.