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Cher(e)s habitant(e)s de la région japonaise

Article publié dans le supplément régional Aquitaine du Combat Syndicaliste n°232 – Mars/Avril 2011.


CHER(E)S HABITANT(E)S DE LA RÉGION JAPONAISE,

On aura tout dit de vous: vous étiez fourbes et cruels dans les années de guerre, vous étiez des fourmis travailleuses dans les années suivantes, vous êtes stoïques dans ces moments de misère, de deuil et d’abomination sismique et atomique. On aura tout dit de vous, comme si vous étiez différents de nous, les européens, ou d’eux les arabes ou de qui sais-je encore.

On a dit que vous n’avez pas pleuré, que vous n’avez pas hurlé en voyant les gens que vous aimiez disparaître dans la boue; que vous n’avez pas senti de désarroi en quittant vos logis aujourd’hui pourris par d’invisibles et mortels rayonnements. Ce qu’on a pu dire de vous et de votre courage, de votre sens de l’organisation, sans doute génétiquement modifié depuis Hiroshima et Nagasaki ! Il semblerait même qu’il n’y ait pas de pleureuses dans votre région, que votre douleur est muette ou au moins pudique. C’est ce qu’on lit dans les journaux.

On aura loué votre solidarité, mais ça ils le font à chaque fois qu’une catastrophe survient, et chaque fois ils s’en étonnent. Ou voudraient bien que cela nous étonne. Pourtant chacun sait que “quand sur nous tombe la grêle, fou qui fait le délicat, fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat” (Aragon). Et la grêle n’a de cesse de tomber, comme la neige sur vos ruines.

On aura vraiment tout dit de vous et je n’y suis pour rien. Aujourd’hui, vous avez faim dans les centres d’urgence, froid, vous mourez encore de cette catastrophe parce que, en fin de compte, vos dirigeants ne sont pas si organisés que ça ou plus sûrement ils n’ont plus rien à faire avec des gens qui n’ont plus rien.

Quand les centrales ont commencé à cracher leur poison, la seule chose qui m’est venue à l’esprit ce sont ces paroles d’experts qui garantissaient l’innocuité du nucléaire, la sagesse et la prudence, la sécurité de ces centrales. Ils parlaient de la sécurité en général sans doute, pas de la vôtre ou de la nôtre en particulier. Quel étrange élément de langage que “gestion des risques” pour parler d’une technologie qui dépasse de loin les temporalités de l’homme, et donc le dépasse.

Vous savez bien sûr la différence qu’il y a entre les spasmes de la Terre, vous côtoyez ses hoquets depuis l’enfance, et le feu atomique qui rongea vos parents. Cette catastrophe nucléaire était prévisible, elle est prévisible partout où il y a un réacteur nucléaire; elle solde le compte de ceux qui se sont enrichis avant que d’empoisonner la terre et votre liberté. Il ne suffisait pas de ce drame naturel pour montrer le peu de cas que font de vous vos politiciens locaux.

Il a fallu en plus que votre marchand d’électricité vous empoisonne par des miasmes de plutonium contenus dans le Mox bien français de crayons approximatifs, pas tout à fait prévus pour ces types réacteurs*. On vous a volontairement mis en péril pour permettre à une société artificielle de se développer, d’étendre encore plus loin son emprise sur une planète fatiguée. Le soir du tremblement de terre, il y avait à Tokyo des gens qui patientaient devant des magasins pour acheter le dernier gadget d’Apple…

Cette masse de tristesse, cette masse de cadavres, cette masse de connerie lues et entendues, cette masse de dérision aussi… Et AREVA, notre belle entreprise française est bien embêtée, qui s’apprêtait à vous livrer des crayons tous neufs de Mox!

En y pensant, chers habitant de la région japonaise, il m’est revenu un vers d’Apollinaire: “à la fin, tu es las de ce monde ancien…”. Au delà de votre souffrance, votre révolte et votre haine sont légitimes. Je les partage parce que je suis semblable à vous, simplement humain, au delà des poncifs et de ce “racisme positif” qui vous transforme en héros quand vous êtes les victimes d’un système politique et économique indécent; quand votre gouvernement vous laisse crever de froid dans des centres d’urgence, vous cache les malheurs à venir et se vante déjà de sauver le pays.

Mais chacun de parier, dans les journaux sérieux et les télévisions averties, que votre dignité ne vous fera pas descendre dans la rue pour hurler contre ces assassins, vous froncerez juste les sourcils, disent-ils. Qu’ils crèvent !

* sources : OWNI